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" Malédiction !
La Juventus de Turin
a perdu la coupe
des champions "
 

MALEDICTION

Nom féminin (comme la plupart des noms qui portent la poisse, tels la poisse justement, mais aussi la malchance, la scoumoune, la mouise, la mixomatose, etc. Loin de nous toute interprétation misogyne, c'est, hélas, une constatation strictement scientifique).

Fatalité malheureuse ou malheur fatal, selon les cas.

Exemple : la malédiction est sur moi. Euh, prenons plutôt un autre exemple : la malédiction plane sur la vie de M. Pilchard. Pauvre de lui ! Il rêve d'une vie ascétique, humble et austère, loin des turpitudes de ce monde matérialiste. Or, voilà qu'il vient d'hériter d'une fortune colossale. Son généreux donateur, un oncle lointain du côté de son père et du côté de Quimper, stipule en effet dans son testament : " ... Je décevrais sans doute mes proches, mais je n'ai jamais décelé dans leurs regards autre chose que le dur éclat de leur voracité se réverbérant dans la boue pestilentielle de leurs rancœurs tues et recouvertes vaille que vaille par l'eau trop claire pour être honnête de leurs avidités minables. Rongés par l'hypocrisie de mon entourage, les liens du sang se sont rompus. A mes yeux, seul Barnabé Pilchard incarne dans la famille la franchise et la droiture que l'on est en droit d'espérer d'un honnête homme. Désormais, mon estime va tout entière dans son anachronique désuétude. C'est pourquoi je lui lègue sans l'ombre d'un remords la totalité de mes biens : usines, château, avions, écuries avec tout le contenu (chevaux, selles, palefreniers, paille...), actions Dim et Lustucru... Je lui lègue également la totalité de ma garde-robe, dont la remarquable collection de tricots de peaux et de caleçons longs que j'ai moi-même hérité de mon pauvre père. Qu'il en fasse bon usage, je lui fais confiance. "
La malédiction talonne M. Pilchard : arraché à sa vie pauvre et contemplative, il est propulsé du jour au lendemain à la tête d'un empire financier vertigineux. Naturellement, sa première réaction est de tout vendre pour distribuer l'argent obtenu à diverses œuvres de charité. Il trouve bientôt des acquéreurs japonais. Immédiatement, une grève générale se déclenche dans toutes ses usines. Les syndicats protestent énergiquement contre la déstructuration du groupe, dénonçant
" l'inconséquence criminelle du capitalisme patriarcal " et " les entreprises nipponnes sans vergogne ". M. Pilchard reçoit même un coup de téléphone très musclé du ministre de l'industrie parce que les élections législatives sont dans trois mois. Pauvre M. Pilchard ! C'est un bon bougre, doux et doué. Ne voulant froisser personne, il se sent contraint d'assumer ses nouvelles responsabilités. Installé dans son nouveau bureau, il apprend à se servir du fax, achète un agenda de format classique qu'il doit changer dès le lendemain pour le modèle super-PDG. Il prend des notes, des rendez-vous, une secrétaire et des pilules pour dormir. Il apprend à gérer ses finances et son empire industriel. Il le fait, non pour son intérêt, mais parce qu'il est responsable des revenus de milliers de salariés et de leurs familles. M. Pilchard travaille avec acharnement, donnant le meilleur de lui même, et se couche souvent bien tard. Comble de malchance, sa secrétaire tombe amoureuse de lui. Il doit l'esquiver le soir en descendant par les escaliers tandis qu'elle fait semblant de remettre de l'huile sur les câbles de l'ascenseur en réajustant son petit tailleur. Le lendemain, dès l'aube, M. Pilchard revient hanter le silence ouaté de son bureau calfeutré qu'il ferme prudemment à clé. Là, las, la courbe alarmante des exportations de vis cruciformes en laiton à destination des pays d'Amérique Latine lui donne des sueurs froides dans le dos.
- Si ça continue, je vais devoir compresser le personnel, songe-t-il avec angoisse. Qui garder et qui licencier ? Quel choix cruel pour un homme qui se targue de spirituel... Alors, pour ne pas être l'homme qui a le bras qui porte le glaive qui tranche dans le tas, M. Pilchard trouve dans les tréfonds de son être l'énergie qui lui permet de retourner la situation : il revend tous ses chevaux et les écuries qui vont avec. Il n'avait d'ailleurs jamais le temps d'y faire un tour. Avec cette somme, il réinvestit aussitôt dans de nouvelles machines-outils. Il achète une pleine page de publicité vantant ses vis cruciformes en laiton dans le journal " El Féliz Bricolador de Mexico ". Au bout d'un trimestre, non seulement le spectre du licenciement s'évanouit, mais M. Pilchard a la joie d'embaucher des chômeurs de longue durée. Grâce à sa gestion austère et honnête, son groupe prospère en bénéfices nets(*). M. Pilchard est alors pris dans un engrenage diabolique : ses multiples voyages lui font sentir chaque jour combien l'humanité souffre. Il profite de sa situation privilégiée pour multiplier les dons, les parrainages, les aides aux multiples associations caritatives. Mais comment choisir qui aider et qui ne pas aider ? Pour ne pas avoir à trancher dans le nœud gordien de ce dilemme cornélien, M. Pilchard cherche à gagner toujours plus pour redistribuer davantage. Il devient un homme d'affaires exceptionnel. Las, il espère pouvoir déléguer ses affaires à un homme de confiance. Il pourrait ainsi se consacrer à sa vocation première et profonde : une vie toute simple faite d'ablutions matinales et de méditation. Hélas, ses divers successeurs pressentis sont soit d'habiles requins, soit de généreux incompétents. C'est alors que la revue " Financial Times " consacre Barnabé Pilchard " manager de la décennie ". Pour des millions de gens, il devient le nouveau gourou financier, figure de proue du troisième millénaire naissant. Les journalistes le traquent à la sortie de son bureau. Un périodique catholique d'obédience traditionaliste évoque le miracle de l'Huile Sainte qui suinte de l'ascenseur. Un journaliste de Marie Patch déniche l'ancienne nounou de M. Pilchard et l'interviewe avec des questions idiotes sur le temps où il avait deux ans. " Mais presque tout le monde a eu deux ans ! réplique M. Pilchard dans un communiqué de presse, je ne vois pas en quoi cela est intéressant ". Les médias rendent alors un vibrant hommage à la fascinante humilité de Barnabé Pilchard. Puis, à l'unisson, presse, radios et télévisions couvrent la cérémonie de la remise de la légion d'honneur au nouvel héros, effectuée solennellement par le président de la république (seul manquait le ministre de l'industrie, mais il présentera le lendemain un mot d'excuse signé des parents). Dès lors, M. Pilchard est aspiré dans la vie mondaine et vaine de la " V.I.P. jet society ", bien qu'il y soit aussi mal à l'aise qu'un radis dans un plat de nouilles dorées à l'or fin. Pourtant, son cœur aspire à infléchir modestement les mentalités arrivistes des décideurs et autres hommes de pouvoir qui s'étonnent de sa belle réussite médiatique et économique. A ceux qui viennent lui quémander quelques conseils entre " amis ", il partage sans arrières pensées des paroles simples et pleines de bon sens. M. Pilchard espère ainsi soulager les souffrances de l'humanité moribonde. Perpétuellement cerné par les puissants et les honneurs, acclamé par les foules orphelines de pères et de repères, traqué par les chasseurs d'audimat, il se réfugie le dimanche dans sa modeste demeure. Là, pendant quelques instants trop brefs, il retrouve enfin le silence et sa chère solitude. Il trie son courrier, écartant d'un geste désabusé les centaines de demandes en mariage ou les propositions d'illustres publicitaires. Il prend encore le temps de répondre personnellement aux lettres qu'il juge intéressantes. A la tombée du soir, il peut enfin s'accorder une heure de méditation, son seul vrai luxe hebdomadaire. Il rêve alors à l'existence pauvre et contemplative qu'il ne pourra jamais connaître et se demande quelle étrange malédiction lui fait subir cette destinée :
- " Pourquoi moi ? Pourquoi moi ? " lance-t-il tristement dans le soir vespéral. La lancinante question résonne dans l'obscurité lugubre sans trouver de réponse. Car, sachez-le, lecteur ou lectrice incrédule, la malédiction reste à jamais sourde et muette aux appels suppliants de ses victimes implorantes.

 

 

* n'oublions pas qu'il s'agit d'une fiction destinée à illustrer le mot " malédiction ", non d'un reportage réaliste sur la nouvelle économie capitaliste mondialisée. (retour)

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